Curriculum Vitae, vie encerclée

Ce qui est marrant avec le blog, c’est qu’on découvre des personnalités, parfois attachantes. Balmeyer fait partie de ces bloguers qui ont une plume, un ton. Alors, quand il parle d’un entretien d’embauche un peu humiliant, ça donne ça:

Un CV, qui traîne sur une pile de papiers, dans une salle de réunion. Je tends la tête pour le déchiffrer. Il s’agit d’une personne qui travaille dans une pièce au fond d’un couloir : je reconnais la photo. Une femme, la cinquantaine. Deuxième, troisième CDD ici ? Championnat du monde de la précarité. On ne va tout de même pas engager des vieux, non ? S’ils faisaient des crises cardiaques en pleine réunion ? S’ils perdaient leurs cheveux en plein déjeuner ? S’ils devaient s’absenter pendant des mois pour se faire greffer un dentier ? Des vieux, des femmes, des vieilles filles. Alors que les gens poussent tels des bananes dans les arbres, sans cesse renouvelés comme dans un perpétuel printemps.

L’entête indique pourtant, en caractères gras : 47 ans, célibataire, sans enfant. Mon ventre se serre, je sais bien ce que ça veut dire. Ca veut dire : « J’ai pas ou peu de copain, ni de mari, j’aurais jamais d’enfant, je suis prête à bosser comme une malade, gardez-moi ».

J’ai horreur des CV. Le protocole pour se faire embaucher serait « De quoi ai-je l’air en tutu ? « , ça me ferait la même impression. Chaque candidat aurait pour devoir de garder en état un vieux tutu rose, acheté juste après l’école, à l’entrée de la vie professionnelle. Il devrait se le trimballer sous le bras, pour, devant un parterre de briscards désabusés à la calvitie naissante, effectuer des pas de danse.

 » Vous avez l’air ridicule en tutu, vous le savez ?
– Oui, mais j’ai rudement besoin de trouver du boulot, monsieur.
– Bien, bien. Continuez. Pas chassé, pas chassé, ciseaux.
– Humpf, humpf, humpf.
– Et oui, hein, l’embonpoint, hein.. c’est gênant. Quelles sont les motivations qui vous mènent à manger trop gras ?
– Pas le choix… hmpf… les pâtes…. hmpf… c’est pas cher. Les pauvres sont gros, c’est connu.
– Encore un effort. Voilà. Brisé, Entrechat, Emboîté.
– Je connais aussi quelques… hmpf… airs de ténors.
– Non ça ira. Ronde-de-jambe, parfait. Et pour finir, un dégagé. Merci monsieur. »

Les jeunes, l’autre fois, sont tombés sur un CV. Dans la fameuse case divers (aime la musique, les films de kung-fu, anime l’association des rescapés du cancer, pratique le yoga, fait pousser du cannabis), ils lisent : « Auteur d’un blog »… ricanements. Hum. Je me tasse sur mon siège.

47 ans, célibataire, sans enfant. Mon imagination, qui est mélancolique ce matin, me murmure de noires variations sur cette donnée furtive, dessinant une silhouette en ombre chinoise, dérisoire, sur une pile de papiers. Tout doit tenir sur une feuille, les CV prennent plaisir à nous réduire, à nous compacter, à nous compiler. J’imagine un appartement propre, un studio, une affiche de building à Manhattan en noir et blanc, ou bien une exposition à la mode, mais de la mode d’il y a trois ans. J’imagine une table basse, en verre, jonchés de petits objets pointus, avec aucun être minuscule autour, papillonnant pour les ingérer, dans l’espoir d’aller aux urgences.

J’imagine un ordinateur, un dossier avec des CV par paquet, téléphoner, prendre rendez-vous, prendre le métro, tacher de convaincre, le coeur battant ; s’emmêler dans des questions tordues, faire croire que l’on est un saint sans aspérité ni perversion, donner l’illusion. Repartir, reprendre le métro, ouvrir la porte d’un appartement. Ouvrir la porte d’un réfrigérateur, l’air polaire qui s’en échappe, puis sentir le studio se glacer infiniment, allumer le chauffage, faire couler de l’eau brûlante, brûler des revues, brûler des papiers, des chaises, brûler les murs, et puis les affiches, pour réchauffer la nuit dévorante, son haleine blanche. Lire un livre de poche. Allumer la télévision.

Sur un cahier elle note tout, avec méthode. Elle veut assurer. Elle s’accroche. Les jeunes stagiaires ont des cernes à force de soirées passées dans des jeux de rôles numériques. Ils n’ont pas d’enfant, ils sont un peu mal à l’aise quand je raconte malicieusement des anecdotes du style « j’ai changé un gros caca hier soir », sachant très bien que je vais passer pour un énergumène. Ils ont la vie devant eux. Ils ont vingt ans, dix-neuf, ils sont forcement célibataires, ils n’ont forcément pas d’enfant, et ce n’est même pas la peine de le mentionner sur leur CV.

Quelques jours plus tard, ce matin même. 47 ans. Célibataire. Toujours pas d’enfant. Elle passe vite fait, en coup de vent, dans notre plateau, elle s’éclaircit la voix, au passage, prend un ton enjoué, s’étrangle, reprend : « Et bien bonne continuation à tous ! ».

7 réponses à “Curriculum Vitae, vie encerclée

  1. Tout l’art du CV consiste bien sûr à se présenter en tutu rose alors qu’on est plutôt du genre bedonnant, 47 ans, sans enfant !
    C’est parfois l’horreur que de quémander un boulot…
    🙂

  2. Remarquablement écrit ! Ce texte donne le frisson, enfin, m’a donné le frisson.

    Maintenant à deuxième relecture, j’ai trouvé ce qui m’a choquée : c’est d’avoir oublié maintenant que j’ai changé de culture, combien la France est toujours autant attachée à ces images, à ces « sous-entendus » (que décrit si bien l’auteur ici, qui laisse partir son imagination à la simple évocation d’un énoncé civil). En France, oui, c’est l’être qui est jugé, même pour une embauche.

    Où sont les capacités, les potentiels, les – gros mot – performances ? C’est une révolution culturelle qui n’est pas prête de se faire, de tâcher de penser une candidature en d’autres termes. L’âge est un atout en termes d’expériences. De même que la maternité qui apporte des compétences que n’auront jamais les célibataires. Les motivations de ces derniers quand ils sont jeunes sont également tellement plus floues, tellement plus convenues…

    Et dire qu’il y a de la place pour tout le monde.

  3. Excellent billet… qui me laisse sans voix.

    Le mois dernier, j’ai été amené à faire un CV pour postuler à un poste qui était créé pour moi… L’entreprise avait besoin de moi (je ne suis pas précaire !) mais il fallait passer le processus d’embauche normal avec entretien avec des spécialistes du recrutement.

    Dans mon CV, je n’ai pas voulu indiquer les détails de la vie privée, j’ai juste mis mon âge…

    Je me suis fait engueulé !

  4. @Nicolas : pas possible ? On t’a engueulé parce que tu n’avais rien mis dans « divers » ?

  5. Je mets l’âge direct sans signaler ma vie familiale, ça ne les regarde pas que j’ai un gamin et suis mariée ou veuve, un entretien d’embauche c’est pour moi un échange de compétences, la vie privée n’a rien à y voir.
    Et ceux qui ne sont pas contents, je m’en vais.
    C’est un principe.

  6. J’ai assisté à des entretiens d’embauche où l’on demandait cash : « mais vous ne comptez pas tomber enceinte tout de même ? ». Le type après me sort un truc du genre « il faut briser les tabous », tu vois le genre…

  7. @balmeyer,

    Oui… (engueulé est un bien grand mot).

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