La loi du nombre

6 milliards de gens sur Terre, et moi, et moi, et moi…

Alors qu’on nous vend sans cesse l’idée de que l’individu est le centre de tout, que l’on nous exhorte à être nous-même, la réalité, c’est la masse. Masse-média, consommation de masse, c’est au cœur du troupeau que l’on construit nos rêves d’indépendance! On veut se distinguer, alors on se paie une fripe, un objet, une bagnole, tous sensés nous singulariser alors qu’ils sont fabriqués et vendus en série, standardisés, normés et normatifs!

Finalement, on ne fait que subir le poids du nombre, la dictature de la majorité.

Prenons le chômage, comme ça, au hasard. Chacun de ceux qui le subissent est désigné individuellement comme responsable de son état, complaisant, voire complice. Et pourtant, on parle bien des effets délétères du chômage de masse. Ici, la loi du nombre joue à plein régime, comme dans un immense jeu de chaises musicales où chaque siège peut avoir jusqu’à 100 prétendants à la fois, souvent plus.

Je me demandais bêtement pourquoi pas moi, lors du dernier recrutement dont j’ai été éjectée. Alors, collant mon orgueil dans ma poche et mon mouchoir par-dessus, j’ai fini par appeler le cabinet de recrutement pour lever le lièvre.
L’assistante du consultant chargé du recrutement a été charmante.

En fait, nous pensions avoir des difficultés pour trouver des candidats qui puissent coller à ce profil. Quelle n’a pas été notre surprise de voir arriver les candidatures par centaines. On s’est retrouvé submergés. S’il avait fallu convoquer tout ceux dont le profil correspondait à l’annonce, il nous aurait fallu faire passer une centaine d’entretiens. Ce n’était pas possible. Alors nous avons relevé nos exigences : des personnes bilingues, des doctorats, avec une expérience dans l’édition, en plus de tout le reste.

Et oui, tout simplement. J’ai eu beau user mes fonds de culottes sur les bancs de la fac, comme les feuilles mortes, les gens comme moi se ramassent à la pelle. Voilà comme on se prend la loi du nombre en pleine poire. On en est à un point où même si j’étais spécialisée dans la culture des ananas sous serre au Groënland, je serai forcément en concurence avec des centaines de gus qui ont, tout autant que moi, besoin d’un travail pour vivre.
J’aurais préféré 100 fois apprendre que j’avais discriminée méchamment, pour mon âge, mon sexe, ma religion, la taille de mes fesses, l’âpreté de mon discours, mon blog, mes idées à la con, le fait que je n’ai pas d’ongle au petit orteil[1] ou que j’ai une tête de fromage battu, ou même parce que ma lettre de motivation était à chier[2]. Oui, tout, sauf un simple tri statistique, le néant de la foule compacte de ceux qui cherchent et ne trouvent pas.

C’est finalement aussi injuste que le mec qui se fait refouler à l’entrée d’un concert (désolé, c’est complet!), qui rame pour trouver une place de parking, le soir, à Paris, ou toutes ces situations où notre seul tort est d’être le Enième quidam. Sauf que là, il s’agit de ma subsistance même qui est l’enjeu, et au-delà, la subsistance de millions d’autres comme moi. Même une fourmi a sa place dans la fourmilière, toutes, sans exception. Mais nous, on n’a pas été foutu de gérer le nombre. Et nous sommes tellement nombreux à nager dans la merde que ça n’a plus de sens de s’en plaindre : la loi du nombre fait que le malheur de chacun devient dérisoire face à l’ampleur du désastre collectif. Mais évidemment, vu du centre de chaque petit nombril du monde, la perspective est bien différente.

Alors je me demande pourquoi la loi du nombre s’exercerait toujours de manière négative. Les chômeurs, les exclus, les pas contents, les pas prévus, les qui-rentrent-pas-dans-les-cases, tous ceux qui subissent la loi du nombre ne sont-ils pas eux aussi une masse, une foule, une entité susceptible de peser de tout son poids? Pourquoi les 4 millions de mal employés, plus les autres millions de mal payés, mal considérés, maltraités ne pourraient-ils pas eux aussi faire jouer la loi du nombre, mais en leur faveur, cette fois? Et si, plutôt que d’accepter d’être sans cesse mis en concurrence les uns contre les autres, il nous prenait l’envie d’être à notre tour une masse, un nombre significatif, de tous ramer dans la même direction?
Parce que le secret de la domination d’un nombre très important de personnes, c’est de les mettre en concurrence entre elles. Tant que nous nous battrons entre nous pour ramasser les miettes, on ne risque pas de prendre conscience de la massification de notre situation, de notre émergence en tant que masse critique susceptible de faire bouger la société dans une direction qui nous convient mieux!

La révolution commence toujours dans les têtes!

 

Notes

[1] Oui, c’est assez incroyable, mais je chausse du 35. J’ai donc des petits pieds, très mignons par ailleurs, mais il se trouve que sur le petit orteil, il n’y avait pas assez de place pour caser un ongle. Voilà, vous connaissez mon secret, ma terrible difformité!

[2] J’en n’ai pas dormi pendant 2 semaines, tellement cette lettre était mauvaise. Mais j’étais tellement contente de trouver cette annonce…

8 réponses à “La loi du nombre

  1. Cette révolution qui commence dans les têtes (et ceux qui ont été guillotinés diraient qu’elle se termine juste sous la tête, au niveau du cou…), elle pourrait bien se développer sur Internet. Internet où deux logiques s’affrontent:

    _ une logique concurrentielle typique, capitalistes, frontale
    _ une logique collaborative, participative, une logique du don, de la gratuité.

    C’est cette logique différente, où l’individu est admis à (et s’autorise à) aider son prochain parce qu’il sait qu’il n’a pas grand chose à perdre et beaucoup à gagner (puisque ce qu’on échange c’est de l’information et pas de l’argent _ l’information étant ce produit qu’on peut donner à l’autre tout en le conservant), c’est cette logique qui est mise en jeu dans ce laboratoire social qu’est le net…

  2. C’est un point de vue extrêmement intéressant que tu as montré là.

    En dehors des réalités statistiques, chaque individu est une personne (y compris celle qui traite des statistiques, des dossiers, de la gestion de son recrutement, etc.) et par un effet de plus en plus pervers, notre siècle ne tient plus compte de cette dimension de l’unique, ni dans un sens, ni dans l’autre.

    Parce que souvent penser à l’autre en tant que personne, et non plus en tant qu’élément informe d’une masse, nous renvoie beaucoup trop à nos propres angoisses, c’est donc un comportement rassurant (de part et d’autre d’ailleurs) que d’agir en occultant la dimension humaine, donc unique (et trop complexe).

  3. L’Europe et les libéraux de tous poils nous vantent la concurrence pour faire baisser les prix… C’est pareil avec les employés et les salaires…

  4. devez vous avoir peur de moi? c’est ce que m’ont dit toutes les personnes à qui j’ai demandé conseil pour mon C.V vous avaz un nom très difficile
    quel gâchis!!!! on peut raconter n’importe quoi dans une lettre de motivation, le poids des mots serait donc plus fort que les qualitées humaines?

  5. Est-on dominé par le poids du nombre, la « dictature de la majorité », ou par une poignée d’individus, la « dictature du profit, marketing… »?
    par ailleurs, Eric, je te rejoins mais je te trouve un poli caricatural lorsque tu évoques ces 2 logiques :
    ça revient à penser « les gentils pauvres » et « les méchants riches »?

  6. Toujours est-il que pour une nana, on aura tous les arguments pour ne pas la recruter, qui plus est si elle est mère !

  7. Pingback: La précarité de l’emploi au féminin « Equilibre précaire

  8. Très bonne démonstration des effets de la loi du nombre sur le travail.
    Elle force à se positionner selon deux tendances :
    1 – l’entreprise est là pour fournir des produits ou services, pas du travail
    2 – l’entreprise est là pour fournir du travail et des moyens de subsistance
    Si l’on se situe dans la tendance 1, on doit accepter de mieux prendre en charge ceux dont l’entreprise n’a plus besoin. Dans la tendance 2 en revanche, on acceptera de prendre en charge l’entreprise qui fournit du travail dont elle n’a pas besoin.
    L’effet pervers de la loi du nombre me semble être que notre société actuelle change de tendance selon les bénéficiaires : on soutient l’entreprise pour qu’elle fasse des profits, mais pas pour qu’elle fournisse du travail.

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